Un phare maudit ?
Compte tenu des particularités du site sur lequel il est érigé, le phare de Tévennec est assez inclassable. Ce n'est pas vraiment un phare de haute mer (un « Enfer », selon la classification inventée par les gardiens, puisqu'il n'est pas directement entouré d'eau et c'est à peine un « Purgatoire », c'est-à-dire l'un de ces phares installés sur une île.
Le rocher sur lequel est érigé la maison-phare peut en effet difficilement prétendre à ce titre. Bien que son sommet s'élève à 14 mètres au-dessus du niveau de l'eau, il est fréquemment balayé par les embruns et il reste très délicat d'y aborder, voire impossible, dès que la mer est formée. Peut-être conviendrait-il, pour faire une place à Tévennec dans la typologie traditionnelle des phares, d'y ajouter la catégorie des phares « les limbes » ...
L'appellation conviendrait d'autant mieux ici que ce phare jouit d'une très sinistre réputation auprès des marins et des habitants du Cap Sizun. On raconte à son propos toutes sortes d'histoires : des gardiens qui deviennent fous en quelques mois, d'autres qui meurent brutalement, dont l'un dans les bras de son épouse, qui l'aurait alors mis au saloir pour conserver son corps jusqu'à la relève suivante...
Le phare de Tévennec, construit entre 1869 et 1874, représente l'un des phares les plus mystérieux d’Iroise. Son feu a été conçu pour baliser le nord du raz de Sein. Situé en pleine mer, il incarne les aberrations administratives de toute une époque. Un seul gardien y était assigné, sans relève, impliquant des conditions de travail très difficiles. La plupart de ceux qui sont passés par Tévennec ont connu un sort tragique. Henri Guézennec, le premier devient fou. Harcelantes, des voix lui ordonnent en breton : « kers cuit, kers cuit… ama ma ma flag », ce qui signifie : « Va-t-en, va-t-en,ici, c’est ma place ». Alain Menou, le second résiste pendant 7 ans (de 1878 à 1885) puis devient fou à son tour.
Des cris lugubres, prêtés aux âmes des nombreux naufragés ayant trouvé la mort sur l'îlot, se feraient entendre de temps à autre, entre les rochers. La croix de fer plantée au pied du phare, et qui a remplacé une première croix en pierre, aurait été installée là pour rassurer tout le monde. En vain...!
Classé en tant que fanal (feu) de quatrième catégorie, un seul gardien y a été affecté à l'origine, avec pour mission d'assurer son service à l'année longue, comme ses confrères installés dans les maisons-phares du littoral (les "Paradis").
Tévennec est probablement aussi difficile que dans bien des phares en mer. Par ailleurs, des plongeurs ont découvert récemment une grotte sous-marine traversant l'îlot de part en part. Lorsque des vagues s'y engouffrent, l'air s'en échappe par des failles dans la roche, ce qui produit des hululements tout à fait sinistres. Telle est peut être l'origine de ces cris mystérieux que d'aucuns assurent avoir entendu dans les parages de Tévennec.
Pourtant, à la fin des années 1990, un historien spécialiste de la signalisation maritime du nom de Jean-Christophe Fichou permit de faire toute la lumière sur la légende noire du phare de Tévennec, et en consultant les archives de Quimper, il constata qu'il n'était fait mention d'aucun gardien devenu fou, ni de mort étrange. Seule une sentinelle du phare fut effectivement retrouvé mort pendant son service, mais ce décès apparaît comme une simple conséquence de son alcoolisme et d'un état de santé dégradé.
Une histoire dramatique a bel et bien eu lieu dans un phare du raz de Sein, mais ce ne fut pas à Tévennec, mais au phare de la Vieille situé à proximité, où en 1926, deux gardiens anciens mutilés de guerre affectés là sont isolés pendant des semaines en raison d'une violente tempête, l'une des goélettes tentant de venir leur porter secours se brisant corps et biens contre les rochers de Plogoff. Ils seront finalement secourus au bout de deux mois par des pêcheurs et le gardien du phare voisin, qui durent pour cela nager dans les eaux glacées en se tenant à une corde jetée entre leur barque et l'escalier du phare.
En revanche, la difficulté des conditions de vie sur le phare de Tévennec est bel et bien une réalité. Pas moins de 23 gardiens s'y sont succédés en 35 ans et ni la décision d'y placer deux sentinelles, au bout de seulement quelques mois, ni celle, en 1898, de l'ouvrir aux couples mariés, ne permirent d'assurer une permanence stable au gardiennage du phare. Ne trouvant plus personne pour assurer ce poste, le gouvernement en fit finalement en 1910 le premier phare automatisé de France. La cause de ces nombreux départs est vraisemblablement due à la mer très agitée aux abords du rocher de Tévennec, qui rend très difficile tout contact avec l'extérieur : alors que le ravitaillement devait être assuré tous les quinze jours, il arrivait fréquemment que la mer ne le rendît impossible, si bien que l'un des couples installés sur le phare avait été contraint d'y élever une vache pour assurer la production de lait.
En outre, la difficulté du métier de gardien de phare en mer est bien connue pour la solitude qu'elle engendre, qui peut avoir des conséquences non négligeables sur le bien-être psychologique de ceux qui l'exercent. Il parait donc d'autant plus incongru qu'après la Première Guerre mondiale, la loi de 1924 sur les emplois réservés fit que ce poste était souvent confié à des mutilés de guerre, les autorités ne semblant pas remarquer que ce n'était pas la meilleure assignation pour des hommes déjà traumatisés par les horreurs du conflit et physiquement diminués, comme le prouve l'histoire du phare de la Vieille... D'ailleurs, l'automatisation progressive des phares tout au long du XXème siècle a mené à la disparition de ce métier.