1939...
Elle a quarante-quatre ans, trois beaux enfants, l'aînée vient d'avoir dix-neuf ans, la cadette compte onze printemps et le petit dernier, de ceux que l'on nomme poétiquement "bâton de vieillesse", a tout juste trois ans.
Elle mène une vie heureuse auprès de son mari qui l'adore, il est douanier au poste frontalier.
Elle l'aime ce petit coin de campagne, juste à la frontière entre la France et la Belgique.
Rien ne saurait ternir ce bonheur pense-t-elle...
Hélas, par-delà cette même frontière, un homme, un fou d'homme, en a décidé autrement et la déclaration de guerre éclate tel un coup de tonnerre dans son ciel, jusqu'alors sans nuages.
Uhlans et casques à pointe de 14-18 sont encore présents dans toutes les mémoires.
Vingt-cinq années n'ont pas suffi à faire oublier la terreur qu'ils faisaient régner durant cette guerre.
Son mari décide alors de mettre sa petite famille à l'abri.
Tu vas évacuer avec les enfants dit-il, moi je ne suis plus mobilisable, mais en tant que douanier, je me dois de rester, je ne peux vous accompagner.
La voilà donc sur la route en direction de la Bretagne beaucoup moins exposée à l'invasion.
Mère courage, haute comme trois pommes, partant mettre sa petite nichée hors d'atteinte des bruits de bottes de l'ennemi.
Dans une carriole brinquebalante tirée par un cheval, on entasse pêle-mêle, casseroles, ustensiles, linge de maison etc...
La petite chienne Dora fait partie du voyage et suit la troupe du mieux que lui permettent ses petites pattes.
Sur le chemin, de temps en temps, un peu de ravitaillement auprès des paysans contraints de rester dans leurs fermes...Ils ne peuvent pas abandonner leurs animaux.
Ensuite, c'est l'angoisse, la peur qui vous tord les entrailles au moindre bruit de moteur d'avion...
Il paraît que des colonnes de réfugiés ont été mitraillées... Beaucoup de sang et de morts innocentes déjà...
Enfin à l'issue d'un long périple, les voici arrivés au bout de leur voyage, dans un charmant petit village breton.
On leur alloue une petite maison proprette.
Oh !!! deux pièces seulement, mais le bonheur de se savoir à l'abri compense l'exigüité des lieux.
La vie s'organise peu à peu au sein de ce petit coin d'Armorique.
Quelques temps plus tard, des soldats allemands viennent s'installer au village, une présence discrète, non belliqueuse, mais simplement ils sont vainqueurs et veulent le faire savoir.
Notre Mère Courage, comme les autres femmes du bourg, une fois par semaine, va au lavoir faire la lessive pour tout son petit monde.
Un jour un jeune soldat allemand l'observe. Ce jour-là, elle est accompagnée de son petit dernier.
En un français approximatif, il lui fait comprendre qu'elle n'a rien à craindre de lui, s'il la regarde ainsi, c'est que là-bas, dans son pays, il a une femme et un tout petit enfant à peu près du même âge que le sien, il aimerait tant être auprès d'eux en ce moment.
Il lui dit :
"Pas bon la guerre... Vous, obligée de quitter votre mari, votre village, et moi ici au lieu d'être auprès des miens"
Au fil des jours, une amitié s'instaure entre ces deux-là, ils prennent l'habitude d'échanger quelques mots en tout bien tout honneur.
Mai 1945...
La démobilisation, l'Armistice, la liesse, le retour de chacun dans ses foyers.
Elle retrouve son cher mari, affaibli par quelques années de captivité car il avait été fait prisonnier par les allemands, mais il est vivant, c'est tout ce qui compte.
Ils vont pouvoir essayer sinon d'oublier ce qu'ils ont subi, mais tout au moins reprendre le cours de leur vie.
Par contre, elle n'a jamais oublié ce jeune soldat avec qui elle avait noué des liens d'amitié, bien au delà de l'horreur de la guerre. Elle s'est souvent demandé ce qu'il était advenu de lui.
Avait-il bien traversé le reste de cette période tragique de notre histoire ?
Avait-il pu serrer à nouveau dans ses bras, sa chère épouse et son petit enfant ?
Elle l'espèrait de tout son coeur car elle ne l'avait jamais considéré comme un ennemi,
mais plutôt comme une victime au même titre qu'elle et tous ses compatriotes, victimes de la folie d'un seul homme.
Aujourd'hui Mère Courage n'est plus...
Au fait, elle se prénommait Blanche et c'était ma grand'mère.
De ses enfants, ne reste plus que le petit garçon qui l'accompagnait au lavoir, lui seul est le survivant de cette épopée, il se prénomme Daniel, il a 79 ans, c'est mon oncle et je lui dédie ce récit, ainsi qu'à toutes les "Mères Courage" du monde entier.