Première ascension du Mont-Blanc par Jacques Balmat et le docteur Michel Paccard
Jacques Balmat est né en 1762, au village des Pellarins, que le touriste traverse lorsqu’il gravit les assises du Mont-Blanc par la rive droite du glacier des Bossons. Sa famille était une des plus aisées entre celles des cultivateurs-propriétaires de la contrée ; il ne reçut pourtant qu’une éducation très élémentaire.
Sa première jeunesse fut employée aux soins des champs paternels, mais il ne négligeait aucune occasion d’aller rechercher des minéraux, qu’il vendait aux premiers étrangers qui, venant visiter la vallée, s’aventuraient sous la conduite de quelques montagnards sur les premières assises du Mont-Blanc. Doué d’une imagination vive et d’un grand courage, il ne tarda pas à se faire préférer pour ces promenades à la base des glaciers et à acquérir, par suite de ses relations avec des gens instruits, des notions d’histoire naturelle et d’économie domestique.
Jacques Balmat
On lui doit l’introduction dans la vallée des béliers mérinos. Ses fréquentes promenades avec de Saussure, Doulomieu, Brochant, Cordieu et autres, firent naître en lui une telle passion pour les courses de montagnes, qu’elles devinrent sa plus chère et sa presque unique occupation. Jacques avait alors dix-huit ans. Ce sont, on le voit, les chercheurs de cristaux qui devinrent les premiers guides : les chasseurs de chamois avaient eu peut-être de plus héroïques audaces ; mais les montagnards dévorés par cette autre passion ne sortirent pas de leur spécialité.
Jacques Balmat passait à juste titre pour le plus courageux et le plus entreprenant des chercheurs de cristaux et de plantes rares cachées dans les replis des roches. L’ambition de se signaler par quelque exploit lui suggéra de tenter l’ascension du Mont-Blanc, réputée jusqu’alors inaccessible. Son courage était à la hauteur d’une entreprise qu’aucun étranger n’avait jusque-là demandé à tenter. Quelques guides avaient essayé de grimper jusqu’à la région des neiges éternelles ; mais la crainte de passer une nuit dans ces déserts glacés, l’épuisement des forces éprouvé par les premiers explorateurs, avaient mis ce projet au rang des utopies.
Jacques Balmat avait, comme plusieurs de ses compagnons, tenté seul quelques essais. Il jugea que cette tâche était au-dessus du pouvoir d’un seul homme, et il se concerta avec un ami pour une sérieuse tentative. Cet ami était Marie Couttet. Ce guide devait jouer un grand rôle dans les ascensions futures ; sa personnalité doit s’accuser dans ce récit.
Le plan arrêté entre Jacques Balmat et Marie Couttet fut de remonter le grand glacier du Tacul, beaucoup au-dessus du col du Géant, de tâcher d’atteindre et de traverser l’arête de rochers et de glaces qui le sépare de l’endroit appelé actuellement le Corridor, et de grimper par là sur les Rochers-Rouges. S’ils avaient pu effectuer ce trajet, la réussite était certaine ; mais, après avoir dépassé la hauteur du col du Géant, ils durent sonder des neiges perfides qui recouvrent d’immenses crevasses ; les pentes devenaient de plus en plus rapides et, à chaque pas, des gouffres effroyables les forçaient à de grands détours. Arrivés enfin, exténués de fatigues, au pied de l’arête, elle se trouva infranchissable. Ils furent obligés de revenir sur leurs pas. C’était un nouvel échec.
Dans le courant du mois d’août 1784, Jacques Balmat ayant fait un voyage au Cramost, crut qu’en remontant le glacier du Miage, au revers méridional du Mont-Blanc, il serait possible de gravir les pentes de neiges non interrompues que l’on voit du col de la Seigne, en y taillant des pas, et d’arriver par là au but. Mais ces pentes se trouvèrent d’une telle inclinaison et si démesurément hautes, qu’il dut y renoncer. Tant de fatigues et de dangers auraient rebuté tout autre ; Jacques ne se découragea pas. Dès le mois de juillet de l’année suivante, il s’aventura seul par la montagne de la Côte, au sommet de laquelle il passa la nuit. Le lendemain, il atteignit, vers 10 heures, les rochers des Grands-Mulets, qui n’étaient point encore nommés alors, et il s’avança en sondant jusqu’au Petit-Plateau, quand une immense crevasse lui barra le passage.
Le jour était sur son déclin et les roulements prolongés du tonnerre, encore lointains, l’avertirent que le temps était à l’orage, ce qui le força à rétrograder en toute hâte, pour gagner son gîte avant la nuit. L’année précédente (1784), de Saussure et Bourrit, sur les vagues données de quelques chasseurs de chamois, avaient essayé d’escalader l’aiguille du Goûté, croyant par ce passage arriver sur le Dôme et au Mont-Blanc ; mais après beaucoup de fatigues et quelques dangers, ils ne réussirent pas même à atteindre la moitié de la hauteur de cette aiguille, et durent redescendre à Bionnassay.
Cependant, Balmat n’était pas le seul guide qui désirât faire le premier l’ascension du Mont-Blanc, bien d’autres la tentèrent à plusieurs reprises, par des passages divers : citons Jean-Michel Cachat, dit le Géant, Pierre Balmat (père de Jacques), François Paccard, Marie Couttet, Joseph Carrier ; il y en eut d’autres, non moins courageux. Ceux que nous venons de nommer se concertèrent pendant que Jacques Balmat entreprenait seul sa dernière exploration.
Pierre Balmat et Marie Couttet, qui avaient fait la première tentative avec de Saussure et Bourrit, par Pierre-Ronde et l’aiguille du Goûté, devaient remonter dans cette direction, tandis que Jean-Michel Cachat, François Paccard et Joseph Carrier graviraient par la montagne de la Côte. Partis simultanément, ils devaient, s’il était possible, se rejoindre sur le Dôme. Jacques Balmat était à peine de retour chez lui, lorsqu’il apprit le départ de ces guides. Ne voulant être devancé par personne, il renouvela ses provisions et repartit pour rejoindre ses émules, ce qu’il fit à l’entrée du glacier, sous les Grands-Mulets.
Michel Paccard L’arrivée d’un compétiteur ne parut pas plaire à tous ; de là un peu de froideur dans l’accueil qu’il reçut. Cependant, tous quatre s’acheminèrent contre le Grand-Plateau qu’ils atteignirent heureusement. La crevasse qui avait arrêté Balmat avait pu être tournée. Du Grand-Plateau, il n’y avait pas de difficultés pour aller sur le Dôme ; la pente est douce et peu crevassée. Depuis plus de deux heures, ces guides étaient arrivés au point convenu, lorsqu’ils aperçurent leurs amis qui venaient enfin de gravir l’aiguille du Goûté et s’avançaient paisiblement vers eux. On tint conseil : les uns firent observer que le jour était trop avancé pour s’aventurer plus loin ; d’autres affirmèrent qu’il était encore possible de gagner l’arête qui joint le Dôme au Mont-Blanc, et la cime, le jour même. Jacques était de cet avis.
Ils s’acheminèrent donc vers cette arête ; mais à peine y étaient-ils engagés, qu’ils reconnurent l’impossibilité de l’escalader ; outre qu’elle était entrecoupée de crevasses, le sommet en est si aigu qu’on n’y pouvait tenir pied. Balmat seul voulut persister à aller en avant et dut, pour cela, se mettre à califourchon sur l’arête. A la vue d’une si grande témérité, ses compagnons le laissèrent et rebroussèrent chemin vers Chamonix, où ils arrivèrent le lendemain.
Ayant persisté longtemps dans ses efforts, Balmat reconnut qu’il avait tenté l’impossible ; mais le retour était d’autant plus périlleux qu’il ne pouvait redescendre qu’à reculons. Après la retraite de ses compagnons, Balmat redescendit au Grand-Plateau et résolut d’y passer la nuit, afin de poursuivre ses recherches le lendemain. Qu’on s’imagine un plan peu incliné de deux hectares environ, situé à 12,000 pieds au-dessus de la mer, balayé par de nombreuses avalanches de glace, dans presque toute son étendue, ouverte aux vents du nord et du nord-ouest, dominé des autres côtés par des montagnes immenses de glace et de neige, où l’on ne trouve ni un rocher ni même une pierre pour s’asseoir ou s’abriter, mais partout une neige épaisse que les vents font tourbillonner très souvent, et où le thermomètre centigrade marque zéro au soleil pendant les jours les plus chauds de l’été ; voilà ce que c’est que le Grand-Plateau. Eh bien, c’est là que, sans couverture, n’ayant que son sac et son bâton, Balmat, racorni sur lui-même, voulut passer la nuit.
Quand on se représente cet homme perdu au milieu de ces vastes solitudes inconnues, n’ayant que son courage pour affronter d’aussi grands dangers, avec la certitude qu’aucun secours ne pouvait lui venir des hommes en cas de malheur, on reste confondu de surprise. Pendant le jour, l’excitation de la marche, l’étrangeté des sites, l’espoir de réussir, font que le temps passe vite ; mais la nuit, accablé de fatigue, souvent sans provisions suffisantes, les pieds dans la neige, par une température de dix degrés au-dessous de zéro, et sans sommeil, les heures sont des siècles. Les craquements du glacier, le tonnerre prolongé des avalanches qui succèdent au silence de mort de ces hautes régions sont des sujets continus d’épouvante pour l’âme la mieux trempée.
« Enfin, dit Balmat, l’aube parut ; il était temps : j’étais gelé. Cependant, à force de me frictionner et de me livrer aux exercices d’une gymnastique ridicule, mes mouvements s’assouplirent, et je pus reprendre le cours de mes explorations. J’avais cru remarquer, en descendant au Grand-Plateau, qu’à moitié de la descente, il se trouvait une pente rapide, à la vérité, mais pourtant accessible, qui conduisait droit sur le Rocher-Rouge, je me décidai à l’escalader. Arrivé là, elle se trouva si rapide et la neige si dure, que je ne pouvais m’y tenir.
« Cependant, en faisant des trous avec le fer de mon bâton, je réussis assez bien à m’y cramponner ; mais j’éprouvais une fatigue et une lassitude extrêmes. Ce n’était pas chose aisée, ni amusante, d’être ainsi suspendu, pour ainsi dire, sur une jambe, avec la perspective d’un abîme sous soi, et forcé de tailler ces espèces d’escaliers. Enfin, à force de persévérance, j’atteignis la Roche-Rouge. Oh ! me dis-je, nous y sommes presque ; d’ici là (sur le Mont-Blanc voulais-je dire), plus rien qui nous empêche : tout uni comme une glace, plus d’escaliers à faire ; mais j’étais transi de froid et presque mort de fatigue et de faim. Il était tard ; je dus descendre, mais, cette fois, avec la certitude d’y remonter au premier beau temps et d’y réussir. Lorsque j’arrivai chez moi, j’étais presque aveugle. Après m’être quelque peu restauré, j’allai me coucher à la grange, où je suis resté quarante-huit heures endormi. » Cette tentative s’était effectuée les 8, 9 et 10 juillet 1786.
Après quelques jours d’un repos indispensable, Balmat comptait remonter seul au Mont-Blanc ; il était désormais bien sûr de réussir. Mais, se dit-il, si je n’y laisse quelque trace, visible de Chamonix, qui me croira ? Ce ne seront pas les guides qui ont échoué jusqu’ici dans la même entreprise ; ce ne serait pas davantage ceux qui, ne connaissant aucunement la montagne, rient de mes tentatives et me plaisantent déjà sur mon utopie de vouloir mettre le pied sur la Taupinière Blanche — nom que les habitants donnèrent ironiquement à la redoutable coupole.
Balmat et Paccard lors de leur tentative d’ascension du Mont-Blanc
Ces réflexions étaient justes : il fallait pouvoir faire constater le fait, ou passer pour fanfaron, et la chose était aussi difficile que nécessaire. Il ne viendra à la pensée de personne qu’un homme seul, déjà chargé de ses provisions et vêtements indispensables de rechangé, puisse porter sur la cime du Mont-Blanc un objet quelconque qu’on pût discerner de Chamonix d’où il n’est possible d’apercevoir un homme qu’à l’aide d’un puissant télescope. Après des hésitations bien concevables, Balmat résolut de faire part de sa découverte au docteur Paccard, et de l’associer à son projet.
La proposition de Balmat fut d’autant mieux accueillie par Paccard, qu’il était lui-même un amateur décidé de ces sortes d’excursions hasardeuses. Dans ce temps-là, Paccard, savant médecin et naturaliste non moins distingué, s’occupait de recherches diverses en histoire naturelle, principalement en botanique et géologie. Le haut belvédère du Mont-Blanc était donc un site merveilleux pour embrasser d’un coup d’œil l’ensemble et le détail de la structure des hautes cimes qui entourent le géant des Alpes.
Dès les premiers jours du mois d’août 1786, le temps paraissait favorable. Paccard et Balmat firent à la hâte, et en secret, les préparatifs du voyage ; en secret, pour ne pas éveiller l’ambition de concurrents, ou le ridicule s’ils échouaient. Il fallut bien cependant mettre quelques personnes dans la confidence, afin de les suivre de l’œil sur leur passage et signaler leur succès, ou, en cas d’accident, leur envoyer des secours. Deux personnes seulement furent initiées à leur plan à cet effet.
Paccard et Balmat partirent de Chamonix le 7 août 1786, séparément. Ils devaient se rejoindre au pied de la montagne de la Côte, au-delà du dernier hameau, afin que personne ne pût deviner leur dessein, chacun portant ses provisions, réduites au moindre volume possible, comme s’il ne se fût agi que d’une simple promenade. Cette première journée fut à peu près exempte de dangers et dut se terminer à l’entrée du glacier qui domine la montagne. Arrivés là, ils choisirent leur gîte sous un grand bloc de rocher, pour y passer la nuit.
Le lendemain, dès l’aurore, ils entrèrent sur le glacier qui, en cet endroit, est haché de crevasses ; il leur fallut un temps considérable pour tourner les plus larges et franchir les autres, avant d’arriver au pied des Grands-Mulets. Après quelques instants de repos, ils se dirigèrent contre le Dôme, décrivant par leur marche de nombreux zigzags, traversèrent le Petit-Plateau et les avalanches de glace sans accidents et parvinrent au Grand-Plateau vers midi.
Du Grand-Plateau, tirant au sud, ils arrivèrent au pied de la pente de neige rapide où Balmat avait été forcé de tailler tant d’escaliers dans son voyage précédent. Quoique la surface de la neige fût alors ramollie par le soleil, il ne leur fallut pas moins de deux heures pour l’escalader et arriver sur le Rocher-Rouge. Jusqu’alors, la rareté de l’air et la fatigue seules les avaient incommodés ; mais arrivés à ce point, un vent très froid et très violent du nord-ouest vint s’ajouter à leur malaise ; il était tel, qu’il arracha le chapeau du docteur Paccard, quoiqu’il fût solidement attaché avec des brides.
Cependant toute hésitation était impossible ; il fallait marcher, sous peine d’être gelé sur place. De ce point au sommet, quoique la pente ne soit pas très rapide, la respiration devient haletante et pénible, ce qui, joint à la fatigue et au froid mortel qu’ils enduraient, à la violence du vent, qui ralentissait forcément la marche, rendait leur position infiniment périlleuse. Malgré de si puissants motifs de découragement, leur énergie indomptable surmonta tout, et, à six heures après midi, le 8 août 1786, ils atteignirent la cime du colosse des Alpes.