Comment parlait Henri IV et avait-il engasconné la Cour ?L’histoire d’Henri IV semble ne devoir jamais finir. Inépuisablement riche en actions d’éclat, actes d’héroïsme, traits d’inlassable générosité, saillies spirituelles et charmantes, sans compter grand nombre d’aventures amoureuses, elle offre un vaste champ à la curiosité des chercheurs qu’entraîne une longue admiration à laquelle les siècles n’ont pu rien enlever de sa constance et de son intensité
Il nous paraît piquant de relever et d’expliquer l’un des reproches qu’on lui a faits. On a prétendu qu’il avait conservé l’accent gascon, qu’il avait importé à Paris des expressions gasconnes : en un mot, qu’il ne parlait pas correctement le français, qu’il avait engasconné la Cour.
Un auteur très documenté, Eugène Yung, a publié une étude fort importante sur Henri IV écrivain. A cette question : Henri IV est-il un bon écrivain ? il répond : « Il n’est pas assez maître de la langue ; il ne l’améliore, ni ne l’assouplit : malgré le ton vif et déragé, elle est quelquefois pénible, embarrassée et bégaie encore ; incertaine et flottante, elle n’atteint pas toujours la précision et la justesse ; elle emploie trop de mots ou trop peu, et la surabondance accompagne la disette. C’était la faute du temps : Henri IV parlait vivement ; mais il parlait comme tout le monde. (...) Henri est un témoin de la langue », qui n’était pas encore définitivement fixée.
Mais l’examen de son œuvre littéraire nous permet d’affirmer qu’il n’eut pas seulement le triple talent de boire, de se battre et d’être un vert galant, que la chanson lui reconnaît, mais encore celui d’écrire. D’où lui vient donc le reproche d’avoir mal parlé le français et d’avoir provoqué l’intervention légendaire de Malherbe ? Sans doute, quand, le 22 mars 1594, Henri de Béarn s’installe triomphalement au Louvre, suivi de ses intrépides parpaillots qui pansent encore leurs glorieuses blessures, cueillies dans les grandes chevauchées des bords du gave béarnais aux rives de la Seine, l’idiome sonore de son pays natal fait retentir, au grand ébahissement des oreilles parisiennes, les sombres lambris du vieux palais qu’il égaye, encore vibrant du tumulte des guerres religieuses.
Et l’on sait que notre Henri consacrait ses multiples hommages à bien d’autres qu’à la grammaire. II ne faudrait pas croire cependant qu’il fût un illettré. Voltaire n’a-t-il pas dit de lui : « Il n’est point de lauriers qui ne couvrent sa tête. » Sa mère, Jeanne d’Albret, la femme la plus savante et la plus spirituelle de son siècle, ne voulut pas que son fils fût « un illustre ignorant » : ce sont ces propres expressions. Elle lui avait donné les premiers maîtres de l’époque, Lacaze, Beauvais, La Gaucherie, Florent Chrétien : ils n’eurent jamais à rougir de leur élève.
Il étudia les lettres grecques et latines et son esprit si fin en resta heureusement imprégné. Avec ce grand bonheur d’à propos qui se retrouve dans toutes ses paroles comme dans toutes ses actions, il aimait à citer des mots, des aphorismes puisés dans les œuvres des maîtres de l’antiquité et il se les appliquait volontiers. Virgile lui fournissait sa pensée favorite : Pacrcere subjectis et debellare superbos. A l’âge de dix ans, jouant à la Cour de France au jeu des devises avec de belles darnes dont ses gentillesses faisaient la joie, il en choisit une en grec qui voulait dire : Vaincre ou mourir ! Catherine de Médicis en demanda la traduction et pensa mourir de dépit : elle défendit qu’on lui apprît de pareilles choses, qui pouvaient en faire un opiniâtre. Dieu sait s’il le fut !
Dès la paix de Vervins, Henri IV s’était attaché à affirmer son goût des lettres. Il favorisa les efforts du premier dramaturge, qui se nommait Hardy (il l’était de nom et d’esprit). Son œuvre, composée de huit cents pièces, la plupart d’une outrance à faire rougir notre moderne théâtre libre, remplaça les mystères et les sotties, et fit concurrence, avec la troupe du Marais, à celle de l’hôtel de Bourgogne, précédant ainsi, d’un demi siècle, la troupe de Molière du Palais Cardinal.
Il fit de riches cadeaux à Ronsard, qui lui avait, d’ailleurs, dans une pièce célèbre, promis la royauté :
Mon Prince, illustre sang de la race Bourbonne, A qui le ciel promit de porter la couronne Que ton grand Saint Louis porta dessus son front...
Il rappela en France Casaubon, le grand professeur, qui lui dédia sa traduction latine de Polybe. Il réinstalla Passerat au collège de France. II combla d’honneurs Grotius, Juste-Lipse et tant d’autres, y compris Malherbe, dont il fit un gentilhomme de la Chambre, avec de grosses pensions, malgré les mécontentements de Sully, qui ne pardonnait pas au père de la poésie française d’avoir combattu, deux ans, dans les rangs de la Ligue.
Enfin, Henri IV était poète : comme Jeanne d’Albret, sa mère ; comme sa grand mère, la Marguerite des Marguerites ; comme sa sœur, la douce et malheureuse Catherine. Il faisait des vers et chantait ses belles amies, en rondeaux et virelays. Nous nous permettrons, à ce sujet, une indiscrétion : comme il n’avait pas toujours le temps de prendre la plume et d’enfourcher Pégase, lui qui si souvent prenait l’épée et sautait, le panache blanc en tête, sur son cheval de bataille, il passait l’inspiration à quelque ami fameux : Malherbe, Bertaut et du Perron lui-même étaient chargés, de par le roi, de chanter toutes les vertus apparentes ou cachées de ces Dames et de célébrer, comme le dit un auteur du XVllle siècle, tous les charmes qu’on ne peut vanter, sans être trop indiscret.
Malgré son goût pour les belles-lettres, son savoir très averti et son intelligence affinée, Henri IV était resté béarnais et gascon : ses gasconismes et ses gasconnades blessaient les classiques habitudes de langage des belles dames, dont la pruderie effarouchée se cachait sous le tuyautage et les dentelles des hautes collerettes, au récit souvent quelque peu risqué des aventures du Vert-Galant. Et, « comme un troupeau » d’agnelles timides qui fuit l’orage se presse à la « porte de la bergerie », les précieuses de l’an 1600, assistées de savants et spirituels bergers, se réfugièrent dans le salon de la Marquise de Rambouillet, véritable lieu d’asile de l’élégance du langage et de la galanterie vertueuse et raffinée. C’était ce qu’on appellerait de nos jours un salon d’opposition.
Tout se ressentait de l’ébranlement de la fin du XVIe siècle ; les esprits étaient encore agités par le souvenir des luttes trop longtemps subies ; on se sentait à un tournant de l’histoire ; on était pénétré de la nécessité de faire ou de dire autrement, sinon mieux, que l’on n’avait fait jusque-là. La paix promettait la sécurité du loisir, assurait la sérénité du délassement.
On se livra à un bavardage effréné : les cancans de la cour venaient se mêler à ceux de la ville ; mais, comme les beaux esprits du temps avaient été attirés par les charmes de la vertueuse marquise, l’hôtel de Rambouillet devint, dit Saint-Simon, le rendez-vous de « tout ce qui était le plus distingué en condition et en mérite : un tribunal avec qui il fallait compter et dont la décision avait un grand poids dans le monde sur la conduite et sur la réputation des personnes de la cour et du grand monde ».
Cette réunion de talents fit de l’hôtel de Rambouillet le véritable conservatoire de l’esprit et du langage français. Mais on causa trop bien et, en voulant affiner le langage, ce nouveau client de Malherbe, qui avait mission de dégasconner la Cour, on arriva à quintessencier le goût, au point d’en créer un nouveau, qui n’était autre que le mauvais. On plaisantait donc le langage du bon roi, qui pourtant avait bien le droit de braver les railleries des précieuses.
On a relevé dans ses lettres « un grand nombre d’étrangetés ». Un des maîtres de la linguistique romane, le professeur, Lespy, en a remarqué plus d’une : « Certaines, a-t-il dit, étaient d’un usage assez fréquent dans l’ancienne langue française » ; la plupart provenaient évidemment de l’usage que le roi faisait à Paris de son idiome natal, après que, prince de Navarre, il l’avait, à la grande joie de ses sujets, constamment parlé en Béarn et en Gascogne. Dans ses lettres célèbres on constate, en effet, des tournures dont nous nous servons encore dans nos Pyrénées, quand nous parlons, avec amour, la langue harmonieuse et sonore de nos ancêtres.
« Je suis bien marri que je ne me suis pu trouver sur le port à votre arrivée » (1600). En béarnais, on dit : nou-m souy poudu trouba. « J’ai donné charge de traiter avec M. de Boisdauphin pour le faire estre mon serviteur » (1585) : taü ho esta moun serbidou. Au lieu de chanson, coutume, étrier, marque, Henri IV écrit canson, costume, estrieu, merque : ces mots sont en béarnais : cansou, coustume, estriü, merque. On dit en Béarn : lous deüs Estats : ceux (les gens) des Etats. Henri écrit à Marguerite (1589) : « Vous savez les injustices qu’on a faites à Ceux de la religion ».
« Depuis quinze jours en ça les forces de France et d’Espagne sont affrontées » (1597). Le béarnais dit miey an en sa, demi-an en ça (depuis six mois). « Vraiment ma venue était nécessaire en ce pays, si elle le fut jamais en lieu » (1593). En béarnais, on dit : si-n troubatz en loc : si vous en trouvez en un lieu (pour quelque part).
Nous ne prolongerons pas l’énumération des gasconismes qui émaillent la correspondance et piquaient la conversation d’Henri IV et dont les beaux esprits de son temps faisaient plus que sourire, sans se douter que, Malherbe même aidant, on ne tarderait pas à se moquer des exagérations de leur langage précieux. Mais les lettres françaises peuvent revendiquer avec orgueil, comme un de ceux qui les ont le plus honorées, ce bon roi, « le seul dont le peuple ait gardé la mémoire », qui, sans le secours de son secrétaire ou de ses maîtres, écrivait à Crillon : Pends toi, et, au vaillant Manaut de Batz, ces lignes admirables, qui valent bien les classiques veni, vidi, vici :
« Mon Faucheur, mets des ailes à ta meilleure bête. J’ai dit à Montespan de crever la sienne pour t’aller engarder de passer à Vic. Pourquoi ? Tu le sauras de moi, demain, à Nérac ; mais, par tout autre chemin, cours, viens, vole : c’est l’ordre de ton maître et la prière de ton ami. Henri ».